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Littérature française - Page 17

  • Dans la forêt

    le clézio,avers,des nouvelles des indésirables,nouvelles,littérature française,prix nobel de littérature,injustice,errance,indifférence,culture,société« Dans la forêt, il n’y avait plus de chemin, plus de destination, on pouvait se perdre, marcher des jours sans voir le soleil, sans trouver d’eau, sous la voûte des feuilles, à travers les branches emmêlées, enserré par les géants cuipos, les cocobolos, les cèdres amers, les multipliants, par les lianes, les buissons, les pièges d’épines, dans l’angoisse du silence, dans le vide, les jambes serrées par les racines, les pieds enfoncés dans les gués de feuilles mortes, le visage frôlant les réceptacles des sépales chargés de tiques. Yoni n’avait jamais connu cela, un lieu sans hommes, sans intelligence, d’où avaient disparu les mots et les pensées, où il ne restait que les sensations, les odeurs, les touchers, les murmures. La forêt enserrait, enfouissait, noyait. »

    J. M. G. Le Clézio, Etrebbema* in Avers

    * Dans la langue emberá, l’inframonde (note de l’auteur)

  • Des indésirables

    J. M. G. Le Clézio présente Avers. Des nouvelles des indésirables (2023) en ces termes : « Pour moi, l’écriture est avant tout un moyen d’agir, une manière de diffuser des idées. Le sort que je réserve à mes personnages n’est guère enviable, parce que ce sont des indésirables, et mon objectif est de faire naître chez le lecteur un sentiment de révolte face à l’injustice de ce qui leur arrive. » (Quatrième de couverture)

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    Baie aux huîtres, Ile Rodriguez, Maurice (Océan Indien), photo Wikimedia Commons

    Avers, la première nouvelle éponyme, la plus longue, a pour héroïne Maureez Samson, la fille d’un pêcheur mauricien. Sur sa pirogue, la dernière lettre de Maureen avait coulé et formait une sorte de « z », il avait trouvé cela joli et l’appelait désormais Maureez. Quand son père ne revient pas à la baie Malgache, Maureez (dont la mère est morte à sa naissance) est livrée à la méchanceté de Lola, la compagne de son père bientôt remplacé par Zak, un buveur de bière. Il l’attire à lui, Maureez s’échappe. Errante, elle se met à grossir, à  inventer un langage chantant pour s’adresser à Bella, une amie imaginaire, une présence qu’elle ressent à ses côtés.

    Un vieux pêcheur qui a connu son père l’abrite, mais quand Lola et Zak retrouvent la trace de Maureez, il la met en sécurité à Baladirou, au refuge du Cœur saint de Marie sur la falaise. Les sœurs l’y accueillent bien, mais pas les autres filles. La chance de Maureez, c’est sa voix : elle fera merveille à la chorale, mais à nouveau, elle devra s’enfuir. « Il est question dans cette nouvelle-titre d’une pièce d’or, qui passe de main en main… Le nom de sa propriétaire ne figure pas sur l’avers, mais elle est le symbole de la recherche d’identité de Maureez, et le seul lien qui l’unit à son père disparu en mer. » (Le Clézio, dans un entretien)

    S’enfuir, se cacher, se débrouiller, c’est aussi le sort de deux enfants échappés d’un camp d’enfants esclaves en Amérique latine dans « Chemin lumineux » ou des gamins de « La Pichancha » (nouvelle publiée dans un recueil d’Amnesty International sous le titre « Rats des rues »). A Nogales, sur la frontière américano-mexicaine, ces gamins passent par les égouts pour aller chaparder de quoi subsister chez les gringos, de l’autre côté.

    « Fantômes dans la rue » se déroule à Paris, où l’on observe différents « êtres humains » comme Renault, un ancien employé des Ressources Humaines devenu clochard, comme Aminata, une Africaine qui vient en aide à un vieil homme qui n’a pas de quoi payer son pain, comme le fantôme du métro, une silhouette en longue robe claire qui passe tous les soirs entre le pont Saint-Michel et Babylone. Le Clézio a choisi un point de vue original pour raconter ces scènes drôles ou tristes, ce n’est qu’à la fin qu’il le dévoile et c’est très fort, cela donne à penser.

    Avers contient des nouvelles inédites et d’autres déjà publiées dans des revues. Toutes sont centrées sur des personnages en situation difficile : un ouvrier maghrébin sur chantier qui partage une chambre avec deux frères (« L’amour en France ») ; des enfants qui fuient la guerre au Liban (« Hanné ») ; Yoni, au Panama, qui se réfugie dans la forêt, y retrouve les siens avant d’en être chassé par les narcotrafiquants (« Etrebbema »).

    « La rivière Taniers » s’inspire d’un souvenir ancien, « si ancien qu’il pourrait simplement avoir été inventé. » (première phrase) Le Clezio y évoque Nice, sa ville natale, où il habitait enfant avec sa mère et ses grands-parents. Quand la sirène d’alarme retentissait, pendant la guerre, son grand-père refusait de descendre à la cave. Sa grand-mère, pour rassurer l’enfant, lui chantait une chanson créole :

    « Waï waï mo zenfant
    Faut travail pou gagne so pain
    Waï waï mo zenfant
    Faut travail pou gagne so pain »

    Cette chanson des esclaves mauriciens, c’est Yaya, « la vieille nénéne de mon grand-père », fille d’esclave, qui la lui chantait. « Elle, Yaya, qui la connaît vraiment ? Savait-on d’où elle venait, sur quel bateau arrachée aux derniers trafiquants, les Morice, Malard, Samson, Surcouf, et offerte aux planteurs de canne à sucre et de tabac, pour illustrer leurs maisons à colonnades et péristyles, leurs palais de bois peints en blanc au milieu de leurs jardins de bambous et de jamlongues, leurs bassins et leurs cascades. »

    La chanson, la musique, les sonorités des langues sont très présentes dans les textes de ce recueil. « Yaya avait sa vie, mais qui s’en est soucié ? » Cette question vaut au fond pour tous les personnages d’Avers, ces « indésirables » de la société à qui Le Clezio s’est attaché, dans ces récits, à rendre leur humanité, dénonçant l’injustice sous toutes ses formes et la terrible indifférence envers ces gens « qu’on voit mais qu’on évite » (Entretien sur France Culture).

  • Déconnexion

    yves marry,florent souillot,la guerre de l'attention,essai,littérature française,écrans,smartphones,captologie,protection des enfants,éducation,lève les yeux,société,culture,attention,déconnexion« Les bienfaits de la déconnexion commencent à être reconnus. A l’échelle individuelle, sanctuariser des espaces et des temps sans écrans, qu’il s’agisse d’Internet, de la télévision ou du téléphone, s’impose peu à peu comme un besoin impérieux dans une société moderne en proie au burn out. Les entreprises reconnaissent progressivement à leurs employés le « droit à la déconnexion », les vacanciers sont de plus en plus nombreux à opter pour des séjours de « digital detox », et rien de mieux, en matière de prévention auprès des enfants, que des expériences telles que le « Défi dix jours sans écrans ». Ces moments où l’on préserve son esprit des parasitages numériques peuvent susciter l’envie de recommencer. Ils offrent un avant-goût de la joie libératrice de la déconnexion. Cette motivation est la meilleure arme contre l’addiction, en complément de la crainte de ses effets. Toute personne qui a passé un week-end sans smartphone loin de la ville, après une phase de panique liée à la « peur de manquer », a pu éprouver cette sensation de libération. L’esprit, tout à coup, n’est plus assujetti aux impératifs professionnels et sociaux, il est livré à lui-même. Il peut flâner, errer, créer, rêver, et, par moments, renouer avec l’instant présent – avec l’ami attablé à ses côtés, avec ce chat de passage, avec l’arbre qui nous fait face… »

    Yves Marry et Florent Souillot, La guerre de l’attention

    Photo Nelly Kim Chi pour 20 minutes.fr

  • Notre attention captée

    « Nous avons déplacé les bornes, maîtrisé le ciel et la terre.
    Notre raison a fait le vide.
    Enfin seuls, nous achevons notre empire sur un désert.
    Délibérément, le monde a été amputé de ce qui fait sa permanence :
    la nature, la mer, la colline, la méditation des soirs. »
    Camus, L’Eté (1954)

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    Yves Marry et Florent Souillot citent cet extrait au début de La guerre de l’attention. Comment ne pas la perdre, un essai paru en 2022. « C’est un dérèglement qui n’a rien de naturel, une vague de la force et de la hauteur d’un tsunami, que personne n’a vue venir. Une marée de silicium et de coltan qui a tout recouvert. Cette vague, ce sont les écrans. » En moyenne, chaque foyer en compte sept. Ce bond technologique a changé la société, y compris dans des pays restés longtemps à l’écart de l’occidentalisation. La multiplication des équipements a aussi allongé le temps passé devant les écrans, à communiquer et à se divertir dans le « techno-cocon ».

    L’association « Lève les Yeux ! » créée par les auteurs en juin 2018 a pour objectif une reconquête de l’attention. Ce livre, acte de résistance contre sa captation de plus en plus élaborée au profit d’intérêts privés, vise à décrire tous les aspects du problème et à proposer des solutions. Surtout auprès des jeunes, les premières victimes. C’est pourquoi l’association intervient dans les écoles primaires, par exemple à l’aide d’un jeu de société, « Planète déconnexion ».

    Les dégâts chez des enfants exposés à des contenus traumatisants et chez des jeunes devenus accros aux vidéos, aux jeux vidéo et aux séries sont connus : moins de sommeil, de concentration, plus d’irritabilité, de sédentarité et d’obésité, de myopie, sans parler de la baisse du QI et du langage. Violence virtuelle, accès à la pornographie, primes à la nudité ou aux postures sexy sur les réseaux pour récolter plus de likes. Même les bébés cherchent les stimuli audiovisuels d’un smartphone, nouveau doudou, au détriment des stimuli sociaux fondamentaux comme les regards et les sourires.

    Depuis 2020, en France, la « numérisation de l’éducation » est en marche, malgré son coût économique et écologique colossal. Non évaluée, ni remise en question, même si aucun progrès n’est décelé. Les inégalités se renforcent : les riches mettent leurs enfants dans des établissements privés qui valorisent l’accompagnement humain plutôt que dans le public de plus en plus « numérisé ».

    Plus largement, l’essai dénonce la marchandisation des émotions : « clasher », être saillant, permet d’être vu, suivi, de recevoir des offres marketing. On pousse les gens à devenir « accros » à l’attention des autres. On encourage à « noter » tous les services. L’empathie diminue, le sadisme augmente, l’insensibilité et l’isolement aussi. Les émotions prennent le dessus sur les arguments, incitent aux mobilisations éphémères plus qu’à l’action démocratique.

    La survalorisation des faits divers et des témoignages déteint sur les médias, les journaux télévisés suivent la tendance. 97% de la publicité va aux Gafam, la presse écrite en souffre. Les représentants politiques font de même : « parole courte, rapide, émotionnelle » et répétée, mise en scène… La guerre de l’attention analyse les procédés de la technologie « persuasive » et décrit ce nouveau capitalisme attentionnel basé sur l’accumulation de données transformées en revenus facturables à des annonceurs.

    La manipulation mentale est vieille comme le monde, elle connaît désormais une rapidité et des proportions inédites. Notre vision du monde basée sur la causalité se contente de plus en plus de simples corrélations, nos démocraties imparfaites risquent de se transformer en régimes autoritaires technocratiques. La suite ? Après les humains, les objets connectés… grâce à la 5G.

    Contre cette dérive « inégalitaire, antidémocratique et écologiquement insoutenable », comment réagir ? Le coût énergétique de l’expansion numérique explose. Pour éviter l’impasse, il faut d’abord consommer moins d’énergie. Pour retrouver un mode de vie « juste », il faut se déconnecter et réactiver les liens familiaux et sociaux.

    Marry & Souillot appellent en premier lieu à protéger les enfants : pas d’écran avant cinq ans (recommandation de l’OMS), maximum une heure d’écran par jour entre 6 et 12 ans, pas de smartphone avant 15 ans (comme la fille de Bill Gates). Pas d’écrans le matin, ni pendant le repas, ni avant de s’endormir. Fin du numérique imposé dans l’éducation. Les écoles doivent redevenir des « havres de déconnexion ». Pour l’apprentissage, opter pour des livres plutôt que pour des écrans.

    L’attention est un bien commun à défendre, à protéger. Tout le monde a droit à des espaces sans écrans ni publicité. La pub en ligne devrait être régulée et taxée. Droit à la déconnexion, droit à des guichets administratifs « humains », moratoire sur la 5G, l’essai ouvre plein de pistes de réflexion et de voies pour agir. Il importe de refuser cette captation généralisée de l’attention par les écrans et de donner l’exemple aux enfants de tout ce qui stimule l’attention et libère en profondeur.

  • Pour te plaire

    Josse La nuit des pères.jpg« Pour être digne de toi, pour te conquérir, pour te plaire, pour que tu me remarques enfin, j’ai voulu devenir ton fils. Un autre fils que tu allais aimer. Te souviens-tu de ce jour ? Je l’avais décidé et rien n’aurait pu m’en empêcher. Un après-midi, après l’école, je m’étais glissée dans la salle de bains. J’avais approché une chaise du miroir et sorti de ma poche les ciseaux subtilisés à la cuisine le matin, en espérant que maman n’en aurait pas besoin et qu’elle ne retournerait pas toute la maison pour les retrouver. Les enfants, avez-vous pris les ciseaux ? Son inquiétude à nous imaginer blessés par les lames. C’est dangereux, les enfants, n’y touchez pas. Mais, maman d’amour, sais-tu qu’il existe des blessures bien plus terribles que celles des couteaux de cuisine ? J’ai attaqué le travail. »

    Gaëlle Josse, La nuit des pères